Une critique amère de Deezer et Spotify

Eric Petrotto, président de CD1D, a écrit il y a plus d'un an un article sur www.lemonde.fr dressant un constat assez sombre du mode de diffusion des musiques actuelles, soulignant les dangers de la gratuité. Je vous conseille vivement la lecture de cet article daté du 23/03/2011. Il explique à quel point notre époque est riche d'une grande diversité artistique, mais qu'émerger est bien plus compliqué qu'il y a quelques années.

Et si l'industrie musicale faisait fausse route ?

Le Monde.fr | 23.03.2011 à 09h09 • Mis à jour le 23.03.2011 à 09h59

Il ne se passe pas une semaine sans qu'un des représentants de l'industrie du disque se fende d'une tribune pour affirmer haut et fort ses nouvelles convictions ou les révolutions à venir. C'est au tour du président de Deezer Axel Dauchez de partager, dans une tribune publiée sur Le Monde.fr, ses inquiétudes et sa vision pour le secteur musical. Depuis plus de deux ans, on découvre ainsi les stratégies désordonnées et souvent schizophrènes des états-majors de l'industrie musicale qui cherchent, en imposant des modèles qu'ils contrôlent, à garder intacte leur position dominante et les revenus qu'elle génère.


En avril 2009, nous dénoncions dans une tribune les dangers du modèle d'écoute gratuite proposé par Deezer et Spotify derrière lequel tout le monde (ministre, société civile, majors et gros indépendants) se rangeait de peur de laisser passer une nouvelle fois le train de la modernité supposée. Nous pointions le risque que cette culture de la gratuité, en attaquant la valeur même de la musique, contribue à la fragilisation d'un tissu artistique constitué principalement de microstructures de production (associations, scoop, TPE), lesquelles, depuis les années quatre-vingt, construisent en France une offre riche et plurielle.

Les grands groupes (Orange, SFR) ont vu l'avantage économique qu'ils pouvaient tirer et se rapprochent désormais des plates-formes de streaming (Deezer, Spotify) pour les intégrer à une offre globale (TV, Internet, téléphone fixe, portable et... musique), sans pour autant que soient posées les bases d'une juste rémunération pour les artistes et ceux qui les accompagnent... Quand Axel Dauchez présente Deezer comme "un modèle de revalorisation de la création viable et durable", la réalité des 250 labels indépendants qui composent la fédération CD1D est plus triviale et plus alarmante.
Le label lyonnais Jarringeffects cumulait ainsi, au second semestre 2010, plus de 800 000 écoutes sur Deezer et recevait en retour la royale somme de 2 300 euros (à partager entre le label, le producteur et les artistes). Faute de dispositifs adaptés d'aide à l'emploi ou de perspectives économiques crédibles, les conséquences de ces modèles inéquitables sont brutales pour les indépendants. Le label Makasound était récemment obligé de tirer le rideau après dix années d'activisme sonore et se fendait d'un dernier cri sans équivoque : "Deezer et Spotify m'ont tué."
C'est pour construire des alternatives et renforcer ce réseau essentiel que CD1D a été fondée en 2004 par des labels passionnés, soucieux de construire l'avenir de la musique de façon collective l'avenir de la musique et de leurs artistes, volontairement éloignée du diktat des multinationales du divertissement.

FAIRE DE LA DIVERSITÉ UN VRAI COMBAT COLLECTIF

Il est temps de s'attaquer aux problèmes de fond : l'écoute en streaming doit être décemment rémunérée, et les gains générés équitablement répartis. Les fournisseurs d'accès à Internet, tout autant que les fabricants de supports numériques, doivent payer une participation plus grande au financement de la création. La diversité dans les médias doit être renforcée et de vrais programmes d'information autour de la musique doivent pouvoir voir le jour en impliquant les structures indépendantes.

A l'heure où les approches financières montrent leurs limites dans des secteurs qui relèvent de l'intérêt public (à l'image de la santé, de l'éducation ou de la recherche), il devient essentiel que l'ensemble des acteurs de la culture (au premier rang desquels le ministère) redonne un sens à ces notions fortes : accès à la diffusion, soutien aux filières indépendantes, défense de la diversité, effort pédagogique d'information et d'apprentissage auprès des plus jeunes.

Les régions l'ont également compris : la plupart soutiennent, par l'intermédiaire de dispositifs d'aides à la production, les labels et les producteurs indépendants (le budget annuel de la région Rhône-Alpes consacré au disque dépasse par exemple les aides du Fonds pour la création musicale. Elles osent de plus en plus penser autrement leur rapport à l'intérêt général, et aux réseaux alternatifs. Elles participent à de nouvelles expérimentations : réseau de plates-formes indépendantes (en Provence-Alpes-Côte d'Azur, Aquitaine et Rhône-Alpes) ou encore réflexions sur de nouveaux modèles économiques territoriaux, davantage inspirés de l'économie sociale et solidaire.

L'Europe, enfin, doit se saisir de ces problématiques – pas uniquement dans une approche législative et fiscale – pour faciliter le travail collaboratif entre les acteurs nationaux, soutenir la diffusion des catalogues artistiques dans l'espace de l'Union, miser sur des échanges avec les régions proches (Méditerranée, Afrique subsaharienne). Et, plus largement, encourager la construction d'une véritable culture commune autour des valeurs communes.

C'est vers ce genre d'initiatives collectives, soucieuses de l'intérêt général, d'une juste redistribution vers les acteurs qui donnent réellement de la valeur à la musique (artistes, producteurs, labels), que notre expérience et nos énergies nous suggèrent de nous diriger depuis plusieurs années. La liste des réponses et des projets issus du monde indépendant est malheureusement plus conséquente que les dotations financières nécessaires à leur mise en place, et il doit pourtant faire face aux logiques spéculatives qui s'emparent désormais des nouvelles majors de la musique (Apple, Spotify, Deezer).
Deezer se félicite désormais de "convertir des pirates qui ne dépensent rien en musique en abonnés à 10 euros par mois" ou "que les sites gratuits financés par la publicité remplacent les radios FM". Que ces plates-formes s'interrogent plutôt sur les taux de rémunération qu'elles proposent (particulièrement vis-à-vis des "contenus" indépendants) avant de nous vendre, pour les années à venir, des cercles vertueux qui n'en sont pas. L'avenir numérique mérite d'être réellement partagé si l'on ne veut pas, d'ici peu, dresser le triste bilan de la disparition de la moitié de nos membres, alors que quelques nouveaux "champions français ou européens" enregistrent une croissance à deux chiffres.

Eric Petrotto, président de CD1D, fédération professionnelle de labels indépendants

EDIT du 24/04/2015
Pour aller plus loin, je ne saurais trop vous conseiller cet excellent article très détaillé de Yann Landry sur le site de La Grosse Radio, démontrant à quel point les droits d'auteur s'effondrent même quand on a du succès...