De notre idée de l'autre

C'est marrant comme les réseaux sociaux - que j’utilise par ailleurs - ont changé notre rapport à autrui. Notre relation à l'autre, notre manière d'appréhender la chose "autre" a changé. Ce n'est pas tant que "Autre" ait changé : c'est surtout "Moi" qui a grossi.

Cela vous semble une évidence, moi aussi. Il me plaît à croire qu'auparavant, disons du temps de la jeunesse de nos parents c'est-à-dire de l'Après-Guerre, l'autre était considéré comme un égal, un "autre moi qui n'est pas moi" qui mérite un peu d'égard. C'est certainement une phrase de vieux con, mais j'assume.

En un peu plus d'un demi-siècle, quelque chose s'est perdu dans notre rapport à l'autre. Notre ego a enflé, l'individualisme est devenu le valeur étalon postant notre moi dictatorial bien au-dessus de l'autre. Les réseaux sociaux n'arrangent rien : ils permettent au contraire la construction d'un super-moi virtuel et poussent à la surenchère jusqu'à rendre faussement intéressant ce qui ne l'est pas : l'insignifiant. Je suis bien placé pour me rendre compte que mon moi numérique est bien plus attrayant que mon moi réel, petit employé de bureau semblable à tout autre. Toute photo postée se résume à un message "regarde-moi comme je m'amuse tandis que toi tu ne fais que me regarder", l'autre est mon spectateur, je suis le héros et le metteur en scène. Cette réduction-domination de l'autre transforme la société en une société des loups, où les images et les vidéos et leurs "likes" ont remplacé les crocs.

De prime abord, cela fait plaisir de partager ce que l'on fait avec "les autres", c'est-à-dire les "amis" au sens Facebook du terme (avez-vous regardé qui, parmi vos "amis", vous connaissez vraiment, avez vu au moins une fois pour de vrai ? Moins de la moitié pour ma part.) Nous nous complaisons à avoir une cour virtuelle de courtisans aussi hypocrites que nous le sommes. Oui, je parle d'hypocrisie car derrière notre volonté première apparemment innocente de partager des photos ou des vidéos se cache notre désir de pavaner, de se montrer sous son meilleur jour, de simuler face aux autres. Pour ma part, je simule toujours la couleur quand mon intérieur est d'une noirceur infinie : c'est la règle du réseau social, "toujours amusant tu seras". L'entertainment est obligatoire.

Savions-nous vivre sans partager autant d'information somme toute très superficielle ? Bien sûr que oui. Pourtant ces réseaux sociaux sont devenus non pas indispensables, mais incontournables. Personne - en particulier les artistes - ne peut se passer d'un compte sur un réseau social pour pouvoir exister et c'est là le paradoxe. Nous tentons d'attirer l'attention de l'autre tout en l'écrasant de notre domination numérique. Facebook n'est pas un réseau, c'est un champ de bataille, une cacophonie où seul-e survit le-la plus spectaculaire. Ainsi un chanteur coréen qui danse comme une cheval aura plus d'intérêt que la page d'un artiste peintre autodidacte dont le thème favori est les grands noms de la littérature. Le système est foireux, nous le savons, mais nous continuons. Parce que c'est ainsi, parce que nous sommes ainsi. Notre technologie ne nous améliore pas, elle ne fait qu'accentuer nos vices.

 Moralité : Facebook c'est un peu comme la voiture, on sait que cela pollue, qu'un jour ça nous empêchera de respirer mais on s'en fout on l'utilise quand même !