de cette illusion de vouloir connaître l'autre

Connaît-on jamais vraiment une personne ? D'ailleurs, qu'est-ce que "connaître" quelqu'un ? Ne faut-il pas aimer pour connaître ? Faire connaissance n'implique-t-il pas aussi le rapport à soi ? Pour ma part, j'ai quelques doutes sur notre capacité à réellement comprendre, aimer ou "enregistrer" l'autre dans son ensemble car dans ce processus se cache un grand illusionniste : soi.

Connaissez-vous la "projection identitaire" ? Rien de pornographique, rassurez-vous. Il s'agit de plaquer sur l'autre des traits de caractère voire une histoire qui nous sont propres. Un exemple tout simple : accabler la personne qui nous est chère de nous rendre malheureux alors qu'en fait tout le mécanisme est en soi. Ou prétendre et se persuader qu'untel nouvellement rencontré a vécu les mêmes blessures que soi alors que son histoire, bien présentant quelques parallèles, n'a rien à voir. Des exemples pris, vous vous en doutez, parfaitement au hasard bien sûr (oups!)... Dans le premier des cas, la personne visée devient une ennemie jurée alors que dans le second, untel devient le "meilleur ami que j'ai jamais eu" ! Mais tout cela n'est qu'illusion, n'est-ce pas ? Tout cela n'est qu'une fabrication de notre ego qui court-circuite la connaissance de l'autre.
Je croyais ce mécanisme particulier, exceptionnel et donc à la marge. Je me rends compte qu'il est bien plus fréquent que cela et qu'il est même notre unique façon que nous avons de communiquer, d'être avec autrui. Nous ne "faisons connaissance" avec l'autre qu'en comparaison avec nous-même et nous nos rapprochons de lui ou nous disputons avec lui que s'il est en phase ou hors-phase par rapport à ce "moi" que nous avons projeté sur lui. Ce mécanisme se dévoile particulièrement dans la passion et dans l'insulte.

Lorsque l'esprit s'échauffe et qu'on en vient à l'insulte, c'est que certaines "sécurités" sont tombées dans notre mental. Nous ne contrôlons plus vraiment ce que nous disons et nous laissons notre instinct hurler. Et que fait-il ? Il balance à l'autre ce que nous supposons être quelque chose qui fait mal, c'est-à-dire quelque chose qui nous fait mal. En d'autres termes : nous connaissons une parole ou une pensée qui met à mal notre confiance en nous, donc nous supposons que cela peut être une arme verbale contre l'autre. Aussi surprenant que cela puisse paraître, lorsque je lance "connard", en fait je suis parfaitement conscient du connard que j'ai peur d'être, car n'est-ce pas autre chose qu'un égoïste borné et solidement ancré dans son point de vue, ce que je suis déjà aux yeux de l'autre ? En aucun cas mon élégante réplique naît d'une profonde connaissance de l'autre, non ? En fait, je rejette autrui en lui lançant à la figure une part de moi que je rejette. Mais cela va plus loin, cette affaire.

À l'inverse, que faisons-nous lorsque nous tombons amoureux ? Je parle là des premiers temps, pas de l'amour qui dure et qui change de nature justement, mais de la passion qui ne peut que s'estomper. Nous plaquons sur l'autre tout ce que nous avons de plus beau parce que qu'il - elle - nous ressemble beaucoup dans de nombreux aspects ou goûts. "Nos âmes sont à l'unisson" semble être une phrase magnifique, mais en fait elle est terrible puisque nous sommes heureux d'avoir trouvé en l'autre notre propre visage. Nous nous aimons à travers l'autre, et nous trouvons cette passion belle. Mais elle est destinée à mourir quand l'autre, avec le temps, nous montre son vrai visage, ses vrais goûts et manies, cette vraie différence. Cet "autre moi" dont parle Sartre devient réellement autre et l'image passionnée vole en éclat : notre visage que nous aimions tant s'en trouve défiguré. Exit la passion.

Et pourtant, c'est là que résonne la phrase du philosophe Alain : "C'est peu de prendre les êtres comme ils sont, et il faut toujours en venir là ; mais les vouloir comme ils sont, voilà l'amour vrai.", extrait de Propos sur le bonheur. Ce n'est que lorsqu'on arrive à "sortir de soi", à faire taire notre ego qui n'est qu'une somme de crispations et de certitudes, que l'autre, le vrai autre peut se montrer. Là seulement, nous pouvons le vouloir comme il est. Nous levons le voile de notre projection identitaire, nous libérons l'autre d'une obligation de nous ressembler : il est enfin autre. "Plus on sort de soi-même et plus on est soi-même, mieux, ainsi on se sent vivre." nous dit le même philosophe. Jean Anouilh, plus cynique ou cinglant, confesse : "Vous savez bien que l'amour, c'est avant tout le don de soi ! C'est vrai. Tant que l'être aimé est cette projection idéale de moi-même, tant qu'il est mon bien, ma chose, tant qu'il est moi !". Il faudrait donc déposséder l'autre de nous-mêmes - ou plus précisément retirer le filigrane en forme de moi de notre regard sur l'autre - pour enfin l'aimer, le vouloir tel-le qu'il-elle est, ne plus le limiter par nos propres frontières. Alors seulement nous pouvons commencer à le-la connaître.

Mais du coup, c'est quoi l'amour ? Si la passion d'origine est illusoire, si elle n'est qu'un mensonge de notre ego, qu'est-ce qu'aimer ? C'est là je trouve, que le plus beau s'offre à nous : le choix. L'amour est (aussi) un choix, une volonté. Je t'aime parce que j'en ai envie, parce que je le veux, j'ai envie de te connaître. La passion rapproche deux êtres, mais c'est l'amour qui les unit. C'est précisément lors de cette transformation, lorsque ce qui est imposé et naturel - l'attraction - devient deux libertés qui se choisissent l'une et l'autre, que l'amour commence à exister. Passer du naturel imposé au choix construit. Cela me plaît de me dire qu'il y a du libre arbitre dans l'amour, cela nous rend responsable de nos sentiments et de ceux que nous apprenonns à connaître, que nous apprivoisons (cela ne vous rappelle rien ?). Je laisse le soin au philosophe Alain, oui encore, de conclure ce billet : "L'amour n'est pas naturel; et le désir lui-même ne l'est pas longtemps. Mais les sentiments vrais sont des oeuvres."