La douleur de Salomé

Il faut avouer que c'est une bizarrerie de ma part que d'affirmer avoir écrit des opéras alors que personne ne les a vus et ne les verra. La partition des Mnémophages (achevé en 2001) a tout simplement été égarée... Quant à la Danse de Salomé (2002), la providence a voulu que je remette la main dessus il y a quelques jours.


Étranges retrouvailles. Je parle peu de cet opéra. C'est en quelque sorte mon oeuvre maudite ; passionnante à écrire, douloureuse à détruire.

Des travaux de recherche ont été nécessaires à sa création ; j'ai dû comprendre les instruments orientaux comme le ney, le zurna ou le santour, savoir rédiger leur partition, écouter des œuvres classiques... Après l'échec des Mnémophages, la Danse de Salomé était un second souffle, une nouvelle opportunité.

Tout a commencé par ma grand-mère. Par son entremise, j'ai rencontré Charles A. Evans, auteur d'un long poème mystique intitulé la Danse de Salomé. La puissance de ce texte m'a appelé, et quelques mois ont suffi pour écrire une première version de la musique avec maquettes réalisées à l'ordinateur. J'étais passionné, plongé au cœur de l'oeuvre ; je vivais pour écrire et j'écrivais pour vivre (symboliquement parlant car je ne gagnais pas un rond). Ecrire des opéras et être compositeur à temps plein était la réalisation d'un fantasme.

Les premiers retours ont été enthousiastes. De son côté, Charles faisait un bon travail de communication et de réseau : l'équipe grossissait et en février-mars 2002, nous étions une petite douzaine à être engagé à des degrés divers sur cet opéra. Soprano, ténor, danseuse, metteure en scène, joueur de santour, créateur lumière...

Puis Salomé a commencé à instiller son poison. En travaillant avec la metteure en scène, des modifications, des changements de plans sont apparus. Une deuxième version sensiblement plus courte mais plus dramatique et plus efficace scéniquement a vu le jour.

Des dissensions émergèrent sur fond d'egos frustrés. Les louanges d'hier ont vite tourné en traits venimeux. Le texte était jugé saccagé et non respecté ; je ne travaillais pas assez vite et la bourse que la SACEM m'avait octroyée pour ce projet a soulevé des suspicions assez surprenantes. Ceux qui me portèrent aux nues m'ont traîné dans la boue avec le même talent verbal. J'avais 24 ans, je n'avais pas le cuir épais (pas plus qu'aujourd'hui d'ailleurs), je n'étais pas prêt : j'ai tout pris en pleine face avec mon hypersensibilité réglée au maximum. Ma grand-mère prise entre deux feux ne prenait pas partie et ce fut aussi une profonde désillusion.

En septembre 2002, la situation était devenue intenable. L'auteur et moi ne correspondions plus que par courriers recommandés - que j'ai par ailleurs retrouvés accompagnant la partition - avec un ton de plus en plus toxique et accusateur. Je me décomposais à chaque nouvelle lettre, je stressais à l'idée de relever le courrier. De guerre lasse et exténué, j'ai fini dans un dernier recommandé par arrêter toute collaboration avec eux (l'auteur et son compagnon, ô combien influant) leur retirant le droit d'utiliser l'oeuvre.

Sur demande de leur part, la SACEM a annulé le dépôt que nous avions fait en commun arguant à juste titre que c'était une "oeuvre de composition", terme juridique pour dire que le poème pré-éxistait à la musique et qu'il a son existence propre. Ce fut le dernier coup de poignard : l'opéra n'est était plus un.

La Danse de Salomé a mis un terme abrupt à ma volonté de vivre de ma musique, d'être compositeur professionnel. Je mesure aujourd'hui, bien des années plus tard, à quel point cela m'a profondément marqué.

Heureusement, au-delà des egos, la Danse de Salomé a pu exister : six ans plus tard - je ne le découvre que maintenant en faisant une recherche - la Danse de Salomé fut créée sur une musique de Jacques Bugard (1919-2006) le 25 mai 2008 au Vésinet. Charles est donc parvenu à réaliser son rêve : Salomé a pu danser sur ses mots.