Trois poèmes pour Annabel Lee - Hubert Félix Thiéfaine



Ce refrain m'entête (souvent par la faute de ma fille qui adore cette chanson) : "Annabel Lee, pas un seul cheveu blanc n'a poussé sur mes rêves..." ce qui m'invite à la réflexion suivante :

et moi, est-ce que mes rêves voient leurs premiers cheveux blancs pousser ? Et vous, vos rêves blanchissent eux aussi ?

Certainement que le jeune quadra que je suis encore a détruit - pour la survie - certains de ses châteaux en Espagne. Mais le coût n'est pas nul. J'ai tué une partie de moi, j'ai enterré un alter ego. Et je ne danse pas sur cette tombe.

Cette chanson me touche deux fois plus qu'avant car je sais que des cheveux blancs ont bien poussé sur mes rêves. J'ai tué une innocence, une version fantasmée améliorée de moi-même, j'ai tué une foi inoxydable en la destinée de mon art, j'ai tué une définition du monde, j'ai enterré la réponse à la question du sens de la vie. Pardon : j'ai enterré une réponse ; celle que j'ai utilisée pendant tant d'années. J'ai anéanti une manière sans doute arrogante d'être au monde, juste au bord.

Je pourrais paraphraser Thiéfaine et dire que j'ai laissé des cheveux blancs pousser sur mes rêves. Si écrire est toujours possible, une sorte de jubilation a disparu. Une joie d'une forme de revanche. Revanche de quoi ? Sans doute d'être hypersensible, donc hyperémotif et assez timide - même si ceux qui me connaissent font la moue dubitative quand je dis cela. Revanche d'avoir passé des années à être en marge : en marge de ceux qui ne voulaient pas l'être autant que ceux qui voulait l'être. Des années à être un ni-ni. Ni conforme, ni anticonformiste.

Mais ce désir de revanche par l'éclat et la brillance, c'est bien lui que j'ai tué. Cette façon d'être au monde par l'arrogance est morte. Vous n'imaginez pas le silence qui règne depuis. C'est par moments inquiétant, mais sans doute apaisant. Ce qui pavait mon chemin depuis tant d'années s'est effacé pour laisser place à une étendue sans limites ni contours précis.

Thiéfaine chante encore :
"Ne laisse pas les mères de vinaigre envahir
Tes pensées, ta mémoire, tes rêves & ton sourire
Chasse au loin ta détresse, laisse entrer le printemps
Le temps de la tendresse & de l’apaisement"

C'est là qu'il révèle une clé : ne pas se laisser aller à l'amertume, s'auto-taxer "d'artiste raté" mais continuer pour s'offrir un renouveau, une renaissance, un nouveau printemps. Le temps de la tendresse et de l'apaisement...