Les gens qui lisent sont moins cons que les autres, par Bernard Pivot


Les gens qui lisent sont moins cons que les autres, c'est une affaire entendue. Cela ne signifie pas que les lecteurs de littérature ne comptent pas d'imbéciles et qu'il n'y a pas de brillantes personnalités chez les non-lecteurs. Mais, en gros, ça s'entend, ca se voit, ça renifle, les personnes qui lisent sont plus ouvertes, plus captivantes, mieux armées dans la vie que les personnes qui dédaignent les livres. C'est logique, après tout.

Le lecteur développe son intelligence au contact des raisonnements, au frottement des idées, au heurt des chimères ou des apories. Il devient l'intime de héros de fiction dont il a suivi les aventures avec curiosité, souvent avec passion. Il range dans sa mémoire des morceaux d'histoire de France ou d'ailleurs, des vies de personnages illustres, des récits de découvertes, d'exploits, de faits divers, d'existences obscures ou infortunées, de peuples en majesté ou en servitude, de civilisations défuntes. Bref, il collectionne des éclats de ce qui constitue la culture générale dont le livre, même s'il a aujourd'hui des concurrents, reste le principal pourvoyeur.

Beaucoup trop d'hommes politiques, de chefs d'entreprise, de hauts fonctionnaires, de manageurs, de responsables de tout poil ne lisent que des livres utiles à l'exercice de leur profession. La littérature? Perte de temps. Les romans? C'est bon pour les femmes. Pauvres types ! (Pas sûr qu'au même niveau de responsabilités les femmes lisent plus et mieux.) Eux qui vivent dans un monde clos de privilégiés et en connaissent les protocoles, ignorent tout de l'évolution des comportements dans les différentes strates de la population dont ils ont directement ou indirectement la charge. Romans récits leur apprendraient bien des choses. Sur le clair-obscur des mentalités. Sur les raisons des volte-face et des fidélités. Sur les fiertés minuscules et les détresses inavouables. Sur le grand bazar du commerce des corps et des âmes. Et donc, par comparaison, par confrontation, sur eux mêmes.

Lire des romans, c'est prendre des nouvelles des autres. Barack Obama : « Grâce à la littérature, j'ai pu imaginer ce qui se passait dans la vie des gens. » Milan Kundera : « La bêtise des hommes vient de ce qu'ils ont réponse à tout. La sagesse du roman, c'est d'avoir question à tout. »

Lire de la poésie, c'est soulever des chapeaux, des couvercles, des tapis, le ciel, Lire n'est pas se retirer du monde, c'est entrer dans le monde par d'autres portes. 

Lire, c'est prendre Voltaire comme professeur, Proust comme oncle de la ville et Vialatte comme tonton des champs, Duras comme cousine, Stendhal, Dumas, Camus et Semprun comme amis, La Fontaine et Vincenot comme gardes-chasse, Louise Labé comme amante, Colette comme cuisinière, Montaigne, Jean Giono et Julien Gracq comme voisins.

Lire, c'est agrandir sa famille, engager du personnel, se faire des amis, multiplier ses relations, se constituer un fabuleux carnet d'adresses.

Lire, c'est faire entrer un peu de lumière dans le dédale piégeux de nos existences. Mais si l'on comprend mieux le monde en lisant, la lecture peut aussi le complexifier, le rendre plus énigmatique. Il y a des livres qui décoiffent, qui dérangent, dont on sort troublé et même chamboulé. Ce sont peut-être les meilleurs puisqu'ils nous atteignent plus profond et qu'ils modifient nos façons de voir et de ressentir. Ils nous poussent à des examens de conscience. Ils nous encouragent à prendre des résolutions, à tenter des expériences. Ce sont des perturbateurs existentiels.

Lire, c'est courir le risque de se remettre en cause. Enfin, la lecture est l'une des dernières activités humaines avec, entre autres, la conversation et l'amour où il n'y a nulle nécessité de retenir des codes, d'appuyer sur des touches, de consulter des écrans. Technologie nulle, simplicité du contact avec les mots (à condition, bien sûr, de continuer de préférer le papier à la tablette). Entre mains les livres ne pèsent pas du même poids au trébuchet du talent.

Lire, c'est avoir de l'esprit jusqu'au bout des doigts.

Bernard Pivot